La liste de mes échecs est longue. D'une certaine manière, j'ai tout raté. À commencer par ma naissance. J'aurais de loin préféré naître au 18ème siècle, au temps de Lessing, Goethe et Diderot, voire dans les années vingt et trente, à fréquenter Kraus, Brecht ou Maïakovski, en venant alors au monde à Leningrad pour ensuite me faire fusiller par Staline pour je ne sais quel déviationnisme bolchevik, cela m'aurait bien plu. Bref, à toute époque sauf au début des années cinquante, suivies de ses "golden sixties" en toc, américanisées jusqu'à la moelle, les années de plomb enchaînant ensuite, d'un ennui mortel, d'un désert théorique absolu – survolé de drones, de gagatisme, de couinements par Internet. Pour être ratée, ma naissance, je pouvais difficilement faire pire.
C'est en lisant le Financial Times, lundi 23 mai 2016, que l'idée m'est venue. La délicieuse Lucy Kellaway y raconte qu'un certain Johannes Haushofer, professeur auxiliaire de psychologie à Princeton, s'est rendu intéressant en rendant public un curriculum vitae négatif. D'un bout à l'autre, il n'y est question que de ses échecs. Pourquoi non? Je continue.
J'ai naturellement raté le choix de mes parents. Ils n'étaient pas méchants, mais petit-bourgeois, ça ne volait vraiment pas haut. Mon papa, par exemple, ne m'a jamais mis un livre de Tacite entre les mains. Ni de Faulkner, de Marx ou de Gracq. Il aimait bien boire des gin & tonic. Ma maman n'avait qu'un but dans la vie, s'amuser. J'ai dû faire avec ça. Une enfance ratée.
Comme de juste, j'ai raté ma scolarité. Le latin-grec, fallait que je passe à côté, c'est comme si je voulais tout rater exprès. Là-dessus, l'internat en Suède: c'est peut-être un des rares choix pas complètement idiot – mais pour quel résultat? À part une indicible nostalgie, je veux dire. C'est encore zéro.
Ce n'ira pas mieux par la suite. Je suis revenu à Bruxelles. De toutes les villes, de tous les villages au monde: Bruxelles! Un trou! Un cul-de-sac! Un petit chef-lieu de province! Par ailleurs défiguré et saccagé par les promoteurs immobiliers installés dans les cabinets ministériels.
J'y ai entamé des études universitaires. Indologie et sanskrit. Dans ma très grande naïveté, j'aimais bien. Pour quel résultat? Zéro. En parallèle, pour la croûte, je bossais comme chauffeur-livreur: là, comme l'internat, c'est un choix qui sauve un peu la mise. Travailler comme ouvrier, il n'y a pas de meilleure école.
Mais, ensuite, la série d'échecs se poursuit. Journaliste d'une candeur absolue d'abord à La Cité (1988-1995), puis à La Wallonie (1996-1998), puis à l'éphémère Matin (1998-2001) et, finalement, au Gresea, le Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (2002-2016). Difficile de dire à quel moment, sur cette longue période, j'ai cessé d'être totalement con pour, dégagé des modes hollywoodiennes et autres, penser un peu par moi-même. À cet égard, j'ai une grande dette à l'égard de Marx et ses successeurs doués d'une certaine clairvoyance (Brecht, Bloch, Korsch, Kojève, Labica, Badiou...) ainsi qu'à quelques rares amis, dont Brahim Lahouel, tiers-mondiste d'une étoffe humaine et intellectuelle comme on n'en fait plus guère, et sur le front des luttes "sociales" (lire: de classe), les piliers de résistance que sont Daniel Richard, Bruno Bauraind, Raf Custers, Mario Bucci, Gabrielle Lefèvre, Bernard Duterme, Sophie Grenade ou François Polet.
Au bilan, le passif des échecs excède donc largement la colonne des immobilisés corporels engrangés au titre de succès. Je me console un peu en lisant l'aveu de Régis Debray: "J'aurai été, le plus clair de ma vie, un sacré con." (Un candide à sa fenêtre, 2015). S'il peut se permettre de le dire, lui, pourquoi pas moi? Je suis en bonne compagnie.